WHERE IS BRIAN ?
LAURENT DELECROIX
La galerie Bacqueville est heureuse de présenter pour la première fois un solo show de Laurent Delecroix. Naviguant entre peinture et installation, l’artiste travaille la dose et le geste parfaits qui, de manière imperceptible, font apparaître ou disparaître la couleur ou le volume.
Effets de seuils
Une exposition qui réunit des meubles de cuisine, une bouteille de plongée, une plante... Cette liste d'objets pourrait paraître incongrue ou alors évoquer une installation, affranchie de la pratique picturale. Et pourtant, dans tout cela, il n'est question que de peinture, de ce que la peinture « peut » et « fait » dans le monde d'aujourd'hui.
Il est nécessaire de préciser tout d'abord que les œuvres de Laurent Delecroix procèdent d'un protocole extrêmement précis, que l'on peut être tenté de mettre en relation avec son passé professionnel dans des laboratoires pharmaceutiques. À l'intérieur du processus de production de l'œuvre, l'acte de peindre n'est pas nié, encore moins oblitéré, mais il est soigneusement circonscrit dans son geste, sa forme et sa couleur. Ainsi, pour les tableaux qui montrent un passage du blanc à la couleur, la teinte monochrome est choisie à l'intérieur d'un nuancier strictement limité. Une règle de proportionnalité détermine le rapport entre le format, la quantité de peinture et le pinceau. Il en résulte des titres d'œuvres qui s'apparentent à des formules chimiques décrivant précisément le protocole de leur réalisation.
Peindre devient ainsi un acte répétitif de passage de la couleur, qui s'efface de lui-même par cette répétition. Cet évidement du geste pictural, tend à supprimer sa matérialité (comment cela est fabriqué ?) et son corollaire l'expressivité de l'auteur (qu'est-ce que cela veut dire ?) pour la recherche d'une réduction de la peinture à la perception de la couleur peinte et de son potentiel méditatif. Mais à cela, il faut immédiatement ajouter que cette sensation pure de la couleur rencontre dans chaque œuvre, la construction matérielle de cette sensation : l'objet qui la rend présente en un lieu et en un moment donné. Les tableaux s'assemblent dans l'espace d'exposition ou prennent le format de portes de meubles de cuisine, l'enduit du mur fait émerger une forme. Ainsi, la peinture, cette chose mentale qui se donne par la sensation colorée, se trouve mise en tension avec l'objet qui la supporte, et qui se trouve mis en relation avec les autres objets du quotidien.
Le choix du monochrome pourrait placer la démarche de Laurent Delecroix dans la filiation des artistes de Radical Painting qui, tels Marcia Hafif ou Günter Umberg, vont revendiquer cette concentration sur l'expérience de la couleur au début des années 1980. Mais tandis que chez ces derniers le tableau est la condition de cette expérience - Günter Umberg allant jusqu'à lui donner une forme légèrement concave pour mieux focaliser le regard du spectateur à l'intérieur du support -, Laurent Delecroix met en jeu cette expérience dans la relation entre l'objet et l'espace d'exposition. Il met ainsi la peinture à ses limites : jusqu'à quel point peut-on encore en faire l'expérience ? À travers cette question, se trouve à la fois renouvelées la réduction de la peinture et la geste critique de la modernité.
En effet, la démarche de Laurent Delecroix manifeste une conscience singulière de l'histoire de l'abstraction. Le meuble de cuisine Ikea associé à la peinture pourrait aisément être relié à une histoire qui comprend le constructivisme russe des années 20 – avec le dépassement de la peinture dans l'objet fonctionnel - et les volumes de Donald Judd des années 1960. La neutralité du geste pourrait rappeler les réalisations de Buren, Mosset, Parmentier et Toroni durant l'année 1967. Les œuvres de Laurent Delecroix convoquent ces références sans pour autant s'y réduire ou se complaire dans un jeu de citations car elles s'en différencient à chaque fois. Elles confrontent cette réduction de la peinture à l'œuvre dans les différentes avant-gardes abstraites (surface plane, couleurs primaires, formes déduites du format...) aux objets qui nous entourent. La critique moderniste du tableau rencontre la standardisation des objets, qui sont, dans le cas de la cuisine Ikea, eux-mêmes des rejetons du design moderniste. La réduction de la peinture à elle-même conduit à son dehors, à la banalité des formes du quotidien, du pur à l'impur.
Il ne résulte pas de ce passage une disparition de la peinture mais une existence sur cette limite, au seuil de cette banalité ou, pour utiliser un terme cher à Marcel Duchamp, dans un « inframince ». Le tableau monochrome s'associe à une plante dont les formes graphiques et la présence naturelle contrastent avec l'artificialité de la surface colorée. Un dispositif très simple mais inspiré de celui de l'orgue produit, grâce à l'air de la bouteille de plongée, une vibration sonore. La peinture se fait son et laisse entendre le chant d'un rossignol. Dans une œuvre précédente, le son correspondait à une note que les organistes nomment « voie céleste ». Du matériel à l'immatériel, la peinture est l'expression d'un passage, passage de la chose concrète à la chose mentale. Dans l'exposition, deux espaces se superposent : celui de la cuisine - avec ses meubles, sa plante décorative, son « horloge » sonnante, des tableaux disposés comme des baies vitrées - et celui de la peinture. Une trappe de visite peinte et incrustée dans le mur désigne ce passage de l'un à l'autre de ces espaces. La cuisine, comme le laboratoire, est finalement un lieu de transformations et peut être est-ce finalement là l'essentiel : les œuvres de Laurent Delecroix procèdent à un très léger dérèglement des sens, un trouble, une bascule, dont émerge un réagencement de la perception et de notre rapport au monde par la peinture. - Romain Mathieu, historien de l'art et critique d'art
Exposition personnelle. 4 - 31 juillet 2024.
Vernissage le jeudi 4 juillet 2024, 18h30 - 21h30.
En présence de l'artiste.
Image ci-dessus : Laurent Delecroix, Structure #3_V2, 2022. Peinture acrylique fluorescente au pinceau. Dimensions variables.
Images ci-dessous : "Where is Brian ?", vues de l'exposition. Photo : eiio studio