MONOGRAPHIE
CET OBSCUR OBJET DU DÉSIR
THOMAS DEVAUX
PAR MICHEL POIVERT
LA CONJURATION DES AVEUGLES
Le constat dressé par Gilles Lipovetsky et Jean Serroy dans L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste (2013) peut servir de prélude à la découverte de l’œuvre de Thomas Devaux : “nous consommons toujours plus de beauté mais notre vie n’en est pas plus belle”. Longtemps mise au service du politique ou du religieux, la voici, cette beauté née depuis la révolution industrielle, au service de l’économie. Le capitalisme aurait donc engendré une forme de création visant à designer la moindre des marchandises, laissant au second plan sa valeur d’usage, créant ainsi une sorte de beauté ne promettant que sa consumation dans sa consommation. Quelles pratiques artistiques sont aujourd’hui susceptibles d’émettre une critique de ce “capitalisme artiste” ? Expression peut-être malheureuse d’ailleurs, car il ne faut pas confondre : l’esthétisation du consumérisme est un fait culturel, non un fait d’art. C’est là que l’œuvre de Thomas Devaux apporte la contradiction. L’art peut, sur le terrain esthétique, forger une critique capable de briser la malédiction d’une beauté passée du côté du mal. Ou, pour le formuler autrement : comment exorciser cette beauté du mal qui la ronge ?
La trilogie Shoppers-Rayons-Dichroics, présentée sous le titre d’emprunt “Cet obscur objet du désir” (Luis Buñuel, 1977), a quelque chose d’opératique. Les formes et les dispositifs, les matériaux employés semblent construire le récit d’un immense aveuglement qui serait l’allégorie de notre passion déraisonnable pour la consommation. Ainsi Shoppers relève d’un travail de prise de vue à distance, fixant telle une caméra de surveillance le geste d’échange du consommateur lors du paiement de ses achats, ou bien déambulant sous le poids de ses sacs de courses. Dans des attitudes quasi zombifiées, le Shopper est traité visuellement comme une figure saignée à blanc, anonyme et pourtant singulière. Les Rayons, pour leur part, procèdent de l’agrandissement des produits de consommation jusqu’à ce qu’ils perdent toute forme reconnaissable et que leur format, leur couleur et le flou généré, produisent dans un jeu d’analogies une sorte de grand tableau abstrait. Aveuglement encore : le sacrifice de la netteté vaut comme une captation de l’attention. Paradoxalement, mis en situation d’être face à une oeuvre abstraite invitant au regard contemplatif, le spectateur ne voit plus, au sens propre du terme, la marchandise qui le subjugue. Enfin, Dichroics déploie, grâce au choix du verre éponyme qui permet une double opération lumineuse (la lumière traverse le verre mais aussi s’y réfléchit), l’image du produit agrandi et presque invisible tant il reflète le spectateur : voici celui-ci non seulement fasciné, mais pris dans l’image des choses alentours et de lui-même, soumis aux variations de lumières qui sans cesse renouvellent les lueurs colorées du verre. Aveuglé devant ce miroir aux alouettes que l’artiste a pris soin de dorer à la feuille en son cadre, le spectateur est saisi devant ce Veau d’or moderne, avec, souvent, pour seul réflexe, celui de réaliser un selfie devant ce que l’artiste appelle les “totems”. Parce que c’est finalement bien de cela dont il est question, dans l’échange symbolique de la beauté sacrée et de la beauté profane : l’image.
Thomas Devaux tient particulièrement à souligner la dimension photographique de cette trilogie, et de ses recherches en général. Que se joue-t-il ici de si “photographique” ? C’est un combat éminemment contemporain, le plus important peut-être : identifier l’image comme état ultime de la marchandise, et confier à la photographie la mission paradoxale de la conjurer. C’est précisément tout l’enjeu d’une esthétique de l’aveuglement. Reprenons les choses : les Shoppers sont des figures qui ressemblent à des “négatifs”, même s’ils sont bien en “positif”, le travail de la lumière et du fond noir qui les décontextualisent, la diffusion des contours qui forme un halo, tout concourt à suspendre l’effet de réel photographique par des moyens photographiques. Des fantômes donc, ceux que l’on ne voit pas et qui nous hantent, la manifestation visible d’une absence : un analogon, paradigme de la photographie selon Roland Barthes.
De leur côté, les Rayons : opération d’ultrafocalisation entraînant la perte de lisibilité du réel et sa métabolisation en un éther optique. L’optique, justement, est là dans son règne, faisant perdre le dessin et le sens des choses, susceptible d’édifier le regard. Mais pour quelle destination ? Depuis le Concile de Nicée II (787), devant mettre fin à la querelle des icônes, on sait que les doctes souhaitent que l’honneur soit rendu aux images, qu’elles soient présentes dans les lieux de culte, mais à la condition qu’elles soient comprises comme une traversée, par le regard, pour élever le spectateur vers le sujet sacré. Devant les Rayons, la méditation n’est qu’un phantasme, toute traversée entrainerait un sacrilège, transformant le spectateur aveuglé en dévot du fétiche de la marchandise.
L’aveuglement trouve sa figure accomplie avec les Dichroics, puisque désormais la lumière, piégée dans l’image et contrainte à la réflexion, narcissise le spectateur incapable de voir, et pourtant condamné à se reconnaître. Le photographique est là dans sa fonction native de “faire le portrait” mais renvoyé à la mythologie du miroir. Partout le photographique (soit l’imaginaire et les opérations propres à la photographie) mine l’image jusqu’à la transformer en une éclaboussure optique. L’association des Shoppers et des Dichroics dans la série Dichroic Shopper accomplit en un acte final la mise en scène de nos propres passions : aveuglés, nous voilà face aux aveugles dans une image invisible.
Dans “Cet obscur objet du désir”, ce dernier n’est plus le sexe dont la bourgeoisie filmée par Luis Buñuel travestit l’omniprésence, mais l’échange libidinale opéré avec l’acte de consommation de l’image. La marchandise ultime, Thomas Devaux la défait avec ses propres armes et la tend aux visages des aveugles maudits que nous sommes. Emprisonné après avoir publié sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1742), Diderot avait compris qu’en s’appuyant sur la science et la philosophie, imaginer ce que l’aveugle de naissance allait voir une fois opéré, allait contrer les valeurs de la morale et de la religion. Voir, enfin, c’est toujours déconsacrer, car l’opération de discernement est un fait de conscience où rien n’est donné et universel. Aveugler, en revanche, c’est prendre le parti de la croyance. Penser l’aveuglement comme une malédiction, c’est en faire la métaphore de nos passions consommatrices. C’est aussi, dans l’œuvre de Thomas Devaux, considérer qu’il s’y joue à l’intérieur d’une société de consommation, une forme de religiosité susceptible de mener le système à sa perte.
Dans l’aveuglement, ce que Thomas Devaux propose est, ni plus ni moins, que la perte de la vue comme faculté de discernement, et la défaite de l’image comme rédemption. La luxuriance plastique qu’il propose risque-t-elle d’égarer l’amateur d’art ? Mais c’est précisément parce que l’art est contaminé par le “capitalisme artiste” qu’il faut le confronter au faste, au luxe et à tout autre forme exponentielle du désir de possession, jusqu’à concevoir une proposition qui serait un “anti ready-made”. La leçon de Duchamp sur le monde de l’art capable, en tant que système de croyance, de transformer le trivial en œuvre d’art trouve alors son pendant : la croyance peut aussi s’inverser et faire de l’œuvre d’art un objet kitsch. C’est donc sur le fil tendu de l’inversion des valeurs que l’œuvre de Thomas Devaux avance. Il prend le parti d’une théologie du baroque, accablant le spectateur de reflets, confrontant les aveugles aux images invisibles.
Dans le codicille intitulé Compulsions, Thomas Devaux propose des captures d’écrans de scène d’hystérie lors des fameux “black fridays”. Des masses de corps se compressent pour atteindre les marchandises soldées. Ces anatomies enchaînées les unes aux autres forment à nouveau une “parabole des aveugles” : la chute du premier entraînera infailliblement celle de tous les autres, en enfer. Le voilà sous son vrai visage, le désir impossible et coupable de la consommation orgiaque. Pièce indispensable à ce qu’il faudrait appeler une théologie esthétique du capitalisme, Compulsions vient déciller l’amateur d’art : les corps enflés tout comme les fétiches du capital artiste sont les figures contemporaines de l’orgueil.
Michel Poivert, historien de la photographie, commissaire d'exposition et
fondateur du Collège international de photographie